22 septembre 2006

La rage d’écrire 1

Note : Vous savez que j’ai déjà une tendance à écrire de longs textes. Je vous préviens, avec celui-ci, je me surpasse. Vous m’excuserez d’avance pour la longueur.

La rage d’écrire 1

Connaissez-vous Hubert Nyssen? J’adore lire
Hubert Nyssen, écrivain, mais aussi fondateur de la superbe maison d’éditions Actes Sud. Pourtant, je connais mal son œuvre. Je n’ai lu que quelques uns de ses ouvrages (surtout des essais, dont L'Éditeur et son double I, II et III). Je le lis trop peu et trop peu souvent. Je fais mon mea culpa.

Mais, il y a quelques jours, j’ai découvert ce qui, pour moi, était un nouveau livre de lui (il date de 2004), j’ai failli dire un trésor : Lira bien qui lira le dernier; Lettre libertine sur la lecture. À ne surtout pas confondre avec une lettre sur la lecture libertine qui serait vraiment tout autre chose.

Ce livre est composé de plusieurs très courts chapitres. Dans celui intitulé « Qu’est devenue l’angoisse de la page blanche? » il aborde la question de la rage d’écrire que, selon lui, l’on rencontre aujourd’hui. Utiliser l’Internet comme vecteur de diffusion de discussion sur ce sujet, et surtout la blogosphère comme médium, me paraissent privilégiés pour discuter de cette rage où elle me semble particulièrement florissante. Mais permettez-moi d’abord de vous citer quelques lignes de Nyssen. Cela nous situera pour mieux poursuivre la discussion.

Les aveux indiscrets plaisent aujourd’hui plus que les bonheurs d’écriture. […] Mais dans le déferlement de tels mélos et strip-teases […] dans l’ivresse autofictionnelle […] je vous conseille d’abord d’être attentive, mademoiselle Esperluette [la lectrice imaginaire du livre] à une rage épidémique : la rage d’écrire par rage d’exister, un besoin de donner de la voix dans le tumulte où l’on pourrait n’être pas entendu, dans une compétition où l’on risque de disparaître.

(Hubert Nyssen, Lira bien qui lira le dernier, p.24)

Voici donc le sujet posé. Nyssen mentionne une rage. Une rage d’écrire. Écrire pour exister, pour être entendu, pour ne pas disparaître. Ce que j’en retiens c’est que de cette rage qu’il identifie, l’écriture n’est que le moyen d’expression, l’instrument de ce besoin d’être chez ceux qui nourrissent les mélos et les strip-teases et qui versent dans l’ivresse de l’autofiction et je me permettrai d’ajouter « l’autonarration ».

Toutes sortes d’interprétations sont à notre portée pour discuter du phénomène. Elles vont des interprétations sociologiques et psychanalytiques aux interprétations philosophique et linguistiques sans compter tous les types de méta interprétations possibles (métalinguistique, métadiscours, métacommunication, etc.).

Réglons d’abord le cas du tumulte et de l’épidémie, si vous le voulez bien. Prenons le XIIIe siècle par exemple, pour en prendre un, c’aurait pu être n’importe lequel des siècles antérieurs au XIXe. Au XIIIe siècle, disions-nous donc, le nombre d’écrivains et de leurs écrits ne pouvait être autrement que restreint puisque que près de 99 % de la population d’un pays comme la France ou l’Angleterre était illettrée et signait d’une croix tout au plus quelques documents officiels dans sa vie.

Aujourd’hui les proportions ne se sont pas tout à fait inversées, les statistiques le démontrent, mais elles penchent nettement en faveur des lettrés. L’instruction et l’éducation supérieure poussant leur démocratisation jusqu’à l’obligation scolaire jusqu’à un certain âge (variable selon les endroits mais règle générale permettant de compléter un cycle d’études secondaire de onze ou douze ans), je pense tout bêtement qu’il y a, proportionnellement à l’ensemble de la population, plus de gens aptes à s’exprimer correctement par l’écrit, plus de gens qui souhaitent le faire et plus de gens qui le font effectivement qu’au XIIIe siècle par exemple, où cette possibilité n’appartenait qu’à quelques privilégiés : ecclésiastiques, médecins ou hommes de loi.

Le tumulte et l’épidémie (la multiplication de l’écrit, quelle que soit sa forme) ne seraient donc pas dû à un quelconque mal de vivre ou à une certaine dépersonnalisation propre à notre époque où l’on aurait peur de sombrer comme peut le laisser entendre M. Nyssen. Je serais plutôt porté à en attribuer la cause à quelques siècles de démocratisation de l’instruction et, à la suite du développement technologique des dernières années, à l’appropriation des moyens de communications et de diffusion par les individus.

Puis, il parle de cette « rage d’écrire par rage d’exister ». Comme si l’existence ne pouvait trouver aujourd’hui sa réalité qu’à travers une « autonarration » et, surtout, à travers le regard de l’autre, la lecture que l’on offre de soi à l’autre. Je me raconte et tu me lis, donc je suis (Descartes nouveau). Cela serait trop beau et trop simple. Tous les psys et les logues de ce monde pourraient passer au recyclage, c’en serait fini de leur ère. Mais la vie n’est pas comme cela. L’autoreprésentation et son offre au regard des lecteurs potentiels, virtuels ou réels, ne crée pas l’auteur. Tout au plus crée-t-elle une instance intermédiaire qui s’apparente beaucoup plus à un narrateur qu’à l’auteur ou qu’à son Soi. Que l’on comprenne bien. Je ne prétends pas que, du moment où apparaît cette instance, authenticité ou vérité s’excluent d’elles-mêmes. Non. Le souci d’authenticité et de vérité subsiste. Si on peut parler, comme M. Nyssen, d’autofiction c’est seulement que la vérité n’est pas toute accessible au lecteur, pas plus que l’authenticité pour la simple et bonne raison qu’on ne peut pas tout dire et tout écrire (heureusement). L’écart entre ce qui est effectivement et ce qui compose la narration de l’autofiction, cet espace à jamais inaccessible au lecteur constitue aussi l’espace de son propre imaginaire. C’est dans cet espace que se crée la fiction. Dans cet espace que la vérité et l’authenticité peuvent se pervertir, se travestir, se maquiller de la réalité et de l’authenticité de chaque lecteur. Parce que celui qui lit n’est pas moins vrai, pas moins authentique que celui qui écrit.

Mais en même temps que tout cela, la réalité, l’authenticité, l’autofiction et l’autonarration, il faut reconnaître que la « rage d’écrire par rage d’exister » n’est pas une invention. Elle est réelle! Mais elle n’est en rien représentative de notre temps, de notre niveau d’instruction ou de notre niveau d’appropriation des technologies de diffusion. Cette « rage d’écrire par rage d’exister » a toujours été. Elle est le besoin irrépressible de peindre de Van Gogh, ou de composer de Beethoven ou de chanter de la Grande Albany ou d’écrire de Byron ou Shelley ou Virginia Woolf. Elle est aussi ce besoin irrépressible de combien d’autres inconnus qui ont ressenti à travers les temps cette même urgence à exprimer ce qu’ils sont. Cette rage d’aujourd’hui n’est pas différente de celle d’alors. Ce sont les moyens de sa diffusion qui le sont. Plus de lecteurs (quoi qu’en disent les oiseaux de malheur prédisant régulièrement la mort du livre ou pire, pour certains, de la lecture), plus de moyens financiers pour se procurer des livres, plus de diffuseurs et de libraires, plus d’éditeurs, plus de textes proposés aux éditeurs (assez, qu’ils risquent parfois de périr ensevelis paraît-il), plus de textes acceptés et édités par les éditeurs aussi. Mais par-dessus tout, les nouvelles technologies de communication.

La « rage d’écrire par rage d’exister »? Mais bien sûr! Elle est de ce temps-ci comme elle a été de celui d’hier et comme elle sera de celui de demain. Qu’importe la forme, l’homme aura toujours besoin de s’exprimer, de se dire, de se conter. Pour ce faire, il utilisera demain les moyens qui seront à sa disposition comme il utilisait hier ceux qu’il pouvait maîtriser.

Mais cette « rage d’écrire par rage d’exister » va bien au-delà de l’écriture stricto sensu. Je pense ici aux temps anciens et au paysan qui sculptait des figurines naïves pour s’occuper les dix doigts le dimanche, ou à ce bourgeois aquarelliste et à son épouse qui composait de petites sonates à l’épinette du salon, ou à ce nobliau de campagne féru de sciences qui se faisait bâtir un petit laboratoire au fond du jardin pour le plaisir d’y reproduire les expériences à la mode, ou bien, peut-être encore aujourd’hui, à cette secrétaire qui, le soir venu, rentre chez-elle pour s’inventer des robes et des manteaux qui l’habilleront comme une princesse malgré la modestie de ses revenus.

Si je viens d’énumérer ici quelques variations sur le mode de la « rage d’écrire », rien dans tout cela ne peut satisfaire en soi la dimension de la « rage d’exister ». Mais cette « rage d’exister », n’est-ce pas une rage de se faire reconnaître? De faire reconnaître non pas tant ses talents ou ses dispositions que son unicité? Selon les ambitions de chacun, ce peut être là chose assez aisée à réaliser. Il suffit au paysan de tantôt de donner sa figurine à l’un de ses enfants et qu’il ne veuille plus s’en séparer. À ce bourgeois aquarelliste d’encadrer ses œuvres et de les pendre au salon lorsqu’ils invitent des amis à écouter les nouvelles sonates de sa dame. À ce nobliau de préparer une démonstration de sa plus fameuse expérience lors d’une partie de campagne qui se déroulerait sur son domaine. Et à la secrétaire de répondre, faussement modeste, lorsqu’on lui demande où elle s’est procurée cette robe particulièrement jolie, « oh! Ça? C’est rien… un bout de chiffon que je me suis fait. Je me suis à peine permis une petite fantaisie ici ou là ». Pour la « rage d’exister », cela peut suffire à plusieurs, peut-être même à beaucoup. Peut-être même à plusieurs qui sont présents sur la blogosphère ou sur le net et qui ne cherchent pas à attirer des milliers et des millions de hits quotidiens. Mais, naturellement, tout ça dépend de l’ampleur de sa rage d’exister, de sa rage à se sentir vivant à travers les yeux des autres.

(À suivre :
2- Le « besoin de donner de la voix dans le tumulte où l’on pourrait n’être pas entendu »
Et
3- La « Compétition où l’on risque de disparaître ».)

1 bavardages:

Anonymous Anonyme a dit...

"Mais, naturellement, tout ça dépend de l’ampleur de sa rage d’exister, de sa rage à se sentir vivant à travers les yeux des autres."

Se sentir reconnu, accepté, unique
Bien d'accord!

27 septembre, 2006 23:10  

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