La rage d’écrire 3 : « La compétition ou le risque de disparaître »
Reprenons, pour nous rafraîchir la mémoire, toute la citation de M. Nyssen qui a donné naissance à ces trois articles.
Les aveux indiscrets plaisent aujourd’hui plus que les bonheurs d’écriture. […] Mais dans le déferlement de tels mélos et strip-teases […] dans l’ivresse autofictionnelle […] je vous conseille d’abord d’être attentive, mademoiselle Esperluette [la lectrice imaginaire du livre] à une rage épidémique : la rage d’écrire par rage d’exister, un besoin de donner de la voix dans le tumulte où l’on pourrait n’être pas entendu, dans une compétition où l’on risque de disparaître.
Voilà! Maintenant qu’on est revenus dans le bain et que le contexte est replacé, on peut se demander en quoi consiste au juste la compétition à laquelle fait allusion M. Nyssen. Pour avoir lu le reste de son livre (j’ai pris un peu d’avance), je sais qu’il parle surtout de la multiplication des publications disons… traditionnelles, bien qu’il n’exclue et n’occulte pas le phénomène Internet. Mais il porte son attention d’abord et avant tout sur le monde de l’édition traditionnelle, celui des maisons d’éditions qui reçoivent des manuscrits, les habillent, les commercialisent, les mettent en marché.
M. Nyssen constate et s’alarme du nombre trop élevé de publications qui noient le lecteur et lui rendent difficile, voire impossible, la tâche de distinguer facilement ce qu’il aime (peu importe le genre ou le style) de ce qu’il n’aime pas. Voilà pour le livre et la littérature. Il serait bien malaisé de critiquer ces propos après le record de titres publiés pour « la rentré » de cette année en France (663 nouveautés dont 442 en français et 221 traduites, une augmentation de 15 % sur le record de l'an dernier). Cette pléthore, relève à la fois de la caverne d’Ali Baba regorgeant de trésors et du labyrinthe d’où l’on ne sort pas, faute de fil d’Ariane. Plus un lecteur, aussi averti soit-il, non plus qu’un critique, un libraire, ou personne ne parvient à se faire une idée d’ensemble de ce qui se publie. Sans une maligne complicité du hasard, ou d’une campagne publicitaire particulièrement bien menée et agressive, presque aucun nouvel auteur ne peut émerger du lot. Et ceux qui émergent le doivent souvent plus au personnage médiatique qu’ils se sont créés qu’à la qualité de leur œuvre. Pour M. Nyssen, la compétition effrénée que se livrent aujourd’hui les titres pour atteindre le top des palmarès des libraires, n’est qu'un des moyens utilisés par les maisons d’édition pour atteindre la rentabilité et satisfaire l’appétit des actionnaires. Pour cette raison, les titres doivent se vendre le plus possibles dans le plus court laps de temps possible puisqu’un livre n’a plus de réelle durée de vie (commerciale, s’entend). Tout au plus quelques mois après sa parution, sauf si, par hasard ou par chance il s’est démarqué du lot, le titre est retiré des rayons pour faire place à un autre qui n’y restera peut-être pas plus longtemps.
Avant, on installait un livre, un auteur, au fil des ans. Cela relevait du marathon. Maintenant sortir un nouveau livre, même pour un auteur chevronné, revient à participer au cent mètres. La course ne dure que quelques secondes et le gagnant ne se démarque des autres que par quelques millièmes. Et ce sont ces précieux millièmes qui couronnent « l’homme le plus rapide du monde ». C’est un peu la même chose pour un livre. Il doit faire des ventes, de grosses ventes et vite! Pour cela, il doit gagner son cent mètres et atteindre le premier rang du palmarès des ventes et, du coup, reléguer tous les autres au second plan, même si le second n’a que quelques dizaines d’exemplaires de différence. Pour ce deuxième, ce sera la vieille histoire du médaillé d’argent, reconnu et adulé pendant quelques semaines, au mieux quelques mois, et qu’ensuite on oubliera pour ne retenir que le nom du médaillé d’or, le nom de « l’homme le plus rapide du monde ».
Pour résumer tout cela, le monde de l’édition ressemble de plus en plus à une jungle où la finance est reine et le marketing, général en chef. Tous savent, c’est devenu un lieu commun, qu’il en va de même sur Internet. Une guerre féroce règne entre les principaux portails, des batailles épiques font rage entre plusieurs sites, des commerces naissent et meurent aussi vite que seul Internet permet de le faire. Cette compétition effrénée n’échappe à personne qui navigue un peu et exerce son sens de l’observation et son sens critique.
Mais Internet, ce n’est pas qu’un champ de bataille. Il vaut la peine de faire ressortir quelques exceptions notables dont, entre autres, les blogues personnels. S’il en est certain pour les auteurs desquels il importe de rejoindre le plus grand nombre de lecteurs possibles, il en est une multitude d’autres à qui quelques lecteurs ou abonnés suffisent. La compétition est féroce sur Internet entend-on dire souvent. À mon avis, cela peut être aussi vrai que faux. C’est le plus souvent une question d’attentes d’ambition et aussi, quelques fois, de gros sous.
Lorsque les grands portails et les sites commerciaux se doivent de tout faire en leur pouvoir pour satisfaire le sacro-saint NASDAQ; et lorsque certains blogueurs ne mesurent la qualité de ce qu’ils font (ou pire, ce qu’il sont) qu’à l’aune du nombre de leurs lecteurs ou de leurs abonnés, ils doivent, oui, ressentir une pression énorme et vivre dans un monde plus que hautement compétitif. Alors soit on se soumet au diktat des « hits », soit on utilise Internet pour s’exprimer, pour communiquer avec ce lecteur inconnu, voire fictif que Gérard Genette nommait le « narrataire ».
Et il y a ceux qui, sans grandes attentes, considèrent avant tout Internet, que ce soit sous les formes des blogues, des galeries de photo, des sites personnels, thématiques ou familiaux, comme un moyen de diffusion de l’expression de leur personnalité, de leur individualité, de leurs intérêts ou de leur créativité. Ceux-là ne ressentent pas beaucoup de pression, j’en suis convaincu. Peut-être ont-ils hâte d’avoir des lecteurs. Peut-être aussi sont-ils un peu anxieux à l’idée de dévoiler une partie d’eux-mêmes. Peut-être s'inquiètent-il aussi de ne plus contrôler cette part révélée d’eux-même, offerte à tout venant, à la critique et aux commentaires de chacun. Pour ceux-là, il n’y a probablement pas de réelle compétition. Pour ceux-là, leur présence sur Internet c'est surtout de la vulnérabilité, des sentiments et des émotions.
Dans les faits, Il y a probablement presque autant de raisons de se livrer en tout ou en partie sur Internet qu’il y a de personnes qui le font. Mais au-delà des modèles et des raisons, il n’y a que très peu de manières de se dévoiler et Internet n'a pas permis d'en inventer aucune nouvelle. Ce qu'internet a apporté de neuf, c'est le support, le moyen de diffusion, la capacité de faire passer l'écrit intime de la sphère privée à la sphère publique.
J’aimerais commencer ma conclusion en revenant en arrière, en reparlant du tumulte, le sujet manqué du deuxième article de ce triptyque car, vous vous en doutez bien, il y a un lien direct à faire entre cet article et les deux précédents.
Maintenant que mon exercice de réflexion (qui n’est certainement pas assez approfondi pour certains mais à qui je laisserai le soins de palier à mes limites, les commentaires sont les bienvenus) sur « la compétition au risque de disparaître » touche à sa fin, je comprends pourquoi j’ai dérapé dans le second article. C’est que « le tumulte où l’on pourrait n’être pas entendu » ne va pas sans la « compétition où l’on risque de disparaître ». Ces deux membres de la citation initiale font la paire. Mais l'astucieux Hubert Nyssen les a antéposés, et je m'y suis laissé prendre. C’est la compétition qui engendre le tumulte et c’est disparaître qui empêche d’être entendu. C’est la compétition qui peut faire disparaître et c’est le tumulte qui peut empêcher d’être entendu. Une fois les propos de M. Nyssen ainsi posés (les philosophes me feront remarquer que la proposition est posée de travers. Je m'en doute, mais moi, à tort ou à raison, c'est comme ça que je comprends les choses), me permettent de comprendre, c’est que ceux qui participent à la compétition (ce n’est pas tout le monde, on l’a vu) se doivent de « donner de la voix » ou de crier assez fort pour dominer le tumulte sinon le concert (ou la cacophonie) des voix qui constituent le tumulte dominera la leur et les avalera dans son gouffre sombre (ce qui est peut-être pire que disparaître tout court quant on adhère à une dynamique comme celle-là).
Quant à « la rage d’écrire par rage d’exister », dont traitait le premier article, je pense qu’elle ne correspond qu’à une forme moderne (et, il est vrai, particulièrement répandue) de la rage d’expression des hommes, qui a toujours prévalue et qui s’exprime depuis ce premier Homo Sapiens qui a inventé l’art rupestre en peignant un cerf sur la paroi de sa caverne. Alors que les époques succédaient aux ères et aux âges, modes et techniques se développaient et se multipliaient. Cette rage d’écrire n’est que le moyen moderne de satisfaire le besoin atavique d’exprimer l’individualité, de nommer et de représenter ce monde dans lequel l’homme essaie de survivre et tente d’évoluer.
1 bavardages:
Comme tu l'écris: "Mais après, j’essaierai d’être plus léger… beaucoup plus léger et changer un peu de sujet. La littérature et la communication c’est beau et c’est grand, mais y’a pas que ça dans la vie." Alors, j'aurai encore plus envie de te lire!
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