18 octobre 2006

Le sourire de la Joconde

Voilà une dizaine de jours que je vous ai faussé compagnie. Si je vous suis infidèle ces jours-ci, c’est que ça brasse dans ma vie… professionnelle. Malgré tout, j’arrive à lire, un peu, pas assez, mais c’est déjà ça. Je voles une minute ici, un quart d’heure là, je mets à profit les voyages en bus, enfin, tout ce que je peux. Mais comme le livre en cours actuellement fait près de six cent pages, un peu ici et là, ça prend du temps pour passer à travers. Aujourd’hui, je voudrais vous citer un passage que j’ai trouvé à la fois très beau et très troublant. Pour vous mettre un peu dans le contexte, le livre en question s’intitule Le Roman de Léonard de Vinci. Mais comme le dit si bien le titre, c’est un roman. Cela permet des extrapolations, des projections et des licences qui ne seraient pas permises à un texte historique. C’est souvent pour le pire mais, de temps en temps, on y trouve une perle montée sur des chatons d’argent.

Bon, je m’égare. Le contexte : le narrateur de cet extrait, décrit une séance de pose de monna Lisa. Tantôt par une description objective de la scène, tantôt à travers les observations, les réflexions et les impressions de Giovanni Beltraffio, disciple de Léonard. Sauf à l'occasion de rares et courts dialogues, il ne nous donne jamais accès directement aux pensées et aux sentiments de Léonard ou de Monna Lisa.

Je ne pourrai pas partager toute la scène avec vous : elle fait à peu près huit pages. Néanmoins, j’espère pouvoir vous en rendre au moins l’atmosphère.

C’était par un beau jour, calme, doux, un peu brumeux, de la fin de printemps 1505. Le soleil était tamisé par les nuages et ses rayons tombaient en ombres tendres, fondantes, vaporeuses comme la fumée, l’éclairage favori de Léonard qui assurait qu’il donnait un charme particulier aux visages des femmes.
Il préparait l’atelier pour la recevoir. Giovanni Beltraffio l’observait à la dérobée et s’étonnait de l’émoi impatient du maître, si calme d’habitude.
Léonard […] ouvrit le jet d’eau installé au milieu de la cour [son atelier c’est la cour] pour la distraire; autour de cette fontaine poussaient ses fleurs favorites, des iris, que Léonard soignait lui-même. Il prépara également des petits carrés de pain pour la biche apprivoisée qui se promenait en liberté et qu’elle aimait nourrir de sa main […].
L’artiste invitait les meilleurs chanteurs, les poètes renommés, les gens d’esprit réputés, les jours de ses séances, afin d’éviter l’ennui d’une longue pose. Il étudiait sur son visage le reflet de ses pensées et des sentiments provoqués par les conversations, les vers et la musique. Par la suite, ces réunions devinrent plus rares. Il savait qu’elles n’étaient plus nécessaires, qu’elle ne s’ennuierait plus.
Tout était prêt et elle ne venait pas
Et Giovanni voyait d’instant en instant croître son impatience.
Tout à coup, une légère brise fit vaciller le jet d’eau, les iris frémirent, la biche dressa les oreilles. Léonard écouta. Et bien que Giovanni n’entendît encore rien, à l’expression de son visage il comprit que c’était elle.
D’abord, avec un humble salut, entra la sœur converse Camilla, qui vivait dans sa maison et chaque fois l’accompagnait à l’atelier de l’artiste […]. Suivant Camilla, entra celle que tous attendaient, une femme d’une trentaine d’années, vêtue d’une robe sombre très simple, la tête enveloppée dans une gaze transparente qui lui descendait à mi-front, monna Lisa del Gioconda.
L’élégante jeune femme était pour lui [son mari] l’ornement de sa maison. Mais il comprenait moins le charme de monna Lisa que les qualités d’une nouvelle race de bœufs, ou le bénéfice de l’octroi sur les peaux non tannées. […] on affirmait également qu’elle avait une foule d’adorateurs passionnés et obstinés, et désespérés. Cependant, les méchantes gens — et Florence n’en manquait pas — ne pouvaient rien insinuer de malveillant contre la Gioconda. Calme, modeste, pieuse, charitable aux pauvres, elle était bonne ménagère, épouse fidèle et très tendre pour sa belle-fille Dianora. [SVP les féministes épargnez-moi. On est en 1505, faudrait pas l'oublier]
C’était tout ce que savait d’elle Giovanni. Mais monna Lisa, celle qui venait dans l’atelier de Léonard, lui semblait une tout autre femme.
Durant ces trois années [Oui, il travaillait au tableau depuis trois ans] le temps n’avait pas transformé, mais au contraire, ancré ce sentiment; à chaque nouvelle visite, il éprouvait un étonnement côtoyant la peur, comme devant quelque chose de surnaturel, d’illusoire. Parfois il expliquait cette sensation par l’habitude qu’il avait de voir son visage sur le portrait, et si sublime était le talent du maître que la véritable monna Lisa lui semblait moins naturelle que celle reproduite sur la toile [la vraie mona Lisa a été peinte sur un paneau de bois (peuplier?)] . Mais il y avait, en outre, quelque chose de plus mystérieux.
Il savait que Léonard n’avait l’occasion de la voir que durant ses séances, en présence de nombreux étrangers, parfois seulement de sœur Camilla, et jamais seul à seule; et cependant, Giovanni sentait qu’il existait entre eux un secret qui les rapprochait et les séparait du reste du monde. Il savait également que ce n’était pas un secret d’amour, du moins l’amour tel qu’on le comprend ordinairement.
Il avait entendu dire par Léonard que tous les artistes étaient entraînés à transporter leurs propres traits et leur propre forme dans les portraits qu’ils peignaient. […] Ce qui se passait sous les yeux de Giovanni maintenant était plus surprenant encore : il lui semblait que non seulement le portrait, mais même monna Lisa elle-même devenait de plus en plus ressemblante à Léonard — comme cela arrive aux gens vivant continuellement et longtemps ensemble. Cependant la ressemblance n’existait pas dans les traits, mais spécialement dans les yeux et le sourire… Il se rappelait, non sans étonnement, qu’il avait vu ce même sourire chez saint Thomas sondant les plaies du Christ, statue de Verrocchio, auquel Léonard jeune avait servi de modèle […] et cent autres dessins du Vinci lorsqu’il ne connaissait pas encore monna Lisa, comme si durant toute son existence, dans toutes ses œuvres, il eût cherché à refléter sa beauté et son charme, trouvés enfin dans le visage de la Gioconda.
Par instants, quand Giovanni observait longtemps ce sourire commun, il en éprouvait un sentiment pénible, comme devant un miracle — la réalité lui paraissant un rêve et le rêve une réalité —, comme si monna Lisa n’était pas un être vivant, ni la femme de messer Giocondo, le plus ordinaire des homes, mais un être imaginaire, évoqué par la volonté du maître, le sosie féminin de Léonard.
Léonard commença son travail. Mais tout à coup il déposa son pinceau et fixa un regard scrutateur sur son modèle : pas une ombre, pas le plus petit changement n’échappaient à son observation. Giovanni remarqua également qu’elle ressemblait moins à son portrait que de coutume. […]
— Peut-être êtes-vous fatiguée et cela vous ennuie de poser? Murmura Vinci. Ne vaudrait-il pas mieux remettre à une autre fois?
— Non. Ne regretteriez-vous pas cette lumière? Regardez quelles ombres tendres, quel soleil moite : c’est mon jour! Je savais, continua-t-elle, que vous m’attendiez. Je serais venue plus tôt mais j’ai été retenue par madonna Safonizba…
— Je le pensais bien! Ce n’est pas la maladie de Dianora mais le bavardage de cette crécelle qui vous a indisposée. Comme c’est étrange! Avez-vous remarqué, madonna, que parfois une absurdité quelconque que nous entendons de gens qui nous sont indifférents et qui ne nous intéressent guère suffit pour assombrir notre âme et nous impressionner plus qu’une peine personnelle?
Elle inclina silencieusement la tête : il était visible que depuis longtemps ils étaient habitués à se comprendre presque sans mots, par une allusion, par un regard.
Il essaya de reprendre son travail.
— Racontez-moi quelque chose, dit monna Lisa.
— Quoi?
Après un instant de réflexion, elle répondit :
Le Royaume de Vénus
Léonard fit un signe, et lorsqu’Andrea Salaino [violiste] et Atalante [luthiste] eurent exécuté le motif qui servait invariablement de modèle au Royaume de Vénus, il commença de sa voix féminine son récit [Léonard ne s’exprime par sa voix féminine que dans des moments particuliers], telle une vieille fable ou une berceuse.
[Ici, l’histoire du Royaume de Vénus]
Il se tut; les sons de la viole et du luth expirèrent et le silence qui suivit était plus doux que tous les sons. Comme bercée par la musique, séparée de la réalité pure, étrangère à tout, sauf à la volonté de Léonard, monna Lisa plongeait ses yeux dans les siens avec un sourire plein de mystère, pareil à l’onde calme et pure, mais si profond qu’on ne pouvait en s’y plongeant en voir le fond — le sourire même de Léonard.
Et il semblait à Giovanni que maintenant Léonard et monna Lisa étaient deux miroirs qui, se reflétant l’un dans l’autre, s’absorbaient à l’infini.

Alors, quelqu’un veut jouer au petit Freud? Faites-vous plaisir! On peut faire plein de commentaires! Et en plus, il y a largement assez de matière! À vous!

1 bavardages:

Anonymous Anonyme a dit...

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masimundus semikonecolori

17 décembre, 2009 16:17  

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