19 octobre 2006

L’indécence de Lucien Bouchard

C’est tout moi, ça! Dix jours sans venir, et là, je viens m’adresser à vous deux jours de suite.

Vous avez certainement entendu notre cher ancien premier ministre, M. Bouchard, sortir allègrement de la réserve habituellement attendue de ceux qui ont quitté la politique active. Pour ça, il peut prendre exemple sur René Lévesque, Robert Bourassa, Jean Lesage, les deux frères Johnson, pour n’en nommer que quelques uns de l’histoire récente du Québec.

Dans sa grande lucidité, M. Bouchard a dit que les Québécois ne travaillent pas assez. Au début, ces paroles m’ont choquées. Je me suis demandé pour qui se prenait ce monsieur pour s’arroger le droit de semoncer le peuple québécois comme l’aurait fait un père sévère auprès de son enfant. Je trouvais ses propos méprisants.

Une fois le premier mouvement d’humeur passé, j’ai cherché à voir s’il n’y avait pas autre chose dans ces propos. J'ai essayé de voir plus loin que ma première réaction. Ce que j’en comprends c’est qu’il compare la productivité des travailleurs québécois et celles des autres nord-américains. Je ne suis pas de cette génération de jeunes à laquelle fait référence M. Bouchard. Je serais plutôt de celle de leurs parents. Et je m’insurge contre cette lecture que je considère comme simpliste d’une réalité à laquelle M. Bouchard semble étranger.

D’abord, commençons par mettre une chose au clair : les jeunes d’aujourd’hui ne sont ni plus ni moins travaillants que leurs parents ne l’étaient à leur âge. Je sais de quoi je parle! Vous vous souvenez des Hipppies et du Flower Power? Ils sont confrontés à des réalités différentes de celles que nous avons connues. Le travail à temps partiel, la précarité, le culte de l’excellence, les horaires atypiques et j’en passe. Et tout ça dans un contexte où rien n’est pensé en fonction de ces réalités. Les garderies ferment à six heures : tant pis pour les travailleurs de nuit, ceux de la restauration et les chauffeurs de taxi. Que dire des familles monoparentales où le parent fait des efforts incroyables pour parvenir à jouer son rôle de pourvoyeur, de père, de mère, d’éducateur... enfin, arriver à tout faire et à être partout? Et je pourrais continuer ainsi pendant longtemps, toutes ces réalités et ces revendications sont connues et pour toutes légitimes qu’elles soient, elles ont été mâchées et remâchées.

Une fois toute cette indignation passée, cette réalité posée et décrite, j’aimerais vous dire les étranges connexions qui me sont venues en lisant le Devoir d’hier (mercredi). En Une, on titre : « Bouchard s’invite à la rentrée parlementaire : Les statistiques sur la productivité sont-elles fiables? » Intéressant comme titre, me dis-je. Et je lis l’article. Intéressant. Sur la même Une, en en-tête, un bandeau vert qui court sur toute la largeur de la page où l’on peut lire : « Des Canadiens stressés et déprimés page A3 » Et je pense que ça aussi peut être intéressant. Mais je voyais encore les deux articles comme des éléments distincts n’ayant aucun rapport entre eux. À lire le traitement réservé à ces deux articles, j’ai pensé que les rédacteurs du Devoir avaient sensiblement la même perception que moi. Mais à bien y penser, leur quasi-juxtaposition n'était probablement pas innocente non plus.

Je commence donc par lire l’article sur Bouchard, qui se termine au dos du cahier. Je reviens ensuite à la page A3 pour entamer l’article suivant, comme je me l’étais dis. À l’intérieur, on lit : « Enquête de Statistique Canada, Stress et dépression guettent les Canadiens » et juste à côté, Manon Cornellier titre sa colonne « Chacun pour soi ». Il y a parfois de drôles de connexions qui se font dans ma tête. Je prends connaissance de choses ou d’informations qui n’ont rien à voir les unes avec les autres et voilà que vlan! Elles se télescopent, ce que Arthur Koestler appelle la « bissociation ».

Me voilà donc en plein « bissociage ». D’une part, M. Bouchard qui dit que nous ne travaillons pas assez. D’autre part, le stress et la dépression qui vont croissants (surtout à cause de la pression en milieu de travail, d’après ce que j’ai compris). Et enfin, le chacun pour soi que sous-tend les politiques sociales (ou les anti politiques sociales) du gouvernement Harper. Alors, voici que la table est mise et que je vous livre le fond de ma pensée. M. Bouchard, porte parole du patronat, membre de la classe des bien nantis (qui, d’année en année creuse l’écart entre elle et le bon peuple) applique une pression sur les travailleurs, et plus généralement sur la population ne faisant pas partie de leur cercle d’initiés, pour être bien sûr d’en tirer toute la « substantifique moelle » comme aurait dit Rabelais. Une fois vidés de leur substance, leurs réserves d’enthousiasme et d’énergie épuisées, les travailleurs tombent malades. Dépressions, burn-out et tutti quanti. C’est après ça que la philosophie sur laquelle se basent les conservateurs pour gouverner arrive : « chaque individu [est], au bout du compte, le seul responsable de son sort ».

Il aurait peut-être fallu lui répondre, à M. Bouchard, comme ça de but en blanc, en lui demandant ce que font les entreprises québécoises pour permettre ou à tout le moins aider les travailleurs à être plus productifs? C’est par la sous-traitance en Chine comme on le voit dans le textile et l’industrie de la mode? C’est l’impartition des centres d’appel, ou la création de succursales d’entreprises de haute technologie qui envoient leurs plus importants contrats vers l’Inde? C’est en vidant un pays de l’essentiel d'une de ses ressource comme l’a fait l’industrie du bois? C’est en gardant des usines désuètes plutôt que de les moderniser? Comment après ça ne pas s’indigner de ce ton paternaliste utilisé par M. Bouchard comme s’il était le seul détenteur de la vérité? Et pourquoi ne profite-t-il pas de sa tribune pour fustiger en même temps ces entreprises assistées sociales, financées à coup de millions par le gouvernement? Si elles ont tant besoin des deniers publics est-ce parce qu'elles sont si productives? Si efficaces?

Je me souviens! C’est la devise du Québec. On a malheureusement trop souvent tendance à l’oublier. Pour comprendre où M. Bouchard puise les fondements de son discours, il faut se souvenir de son parcours professionnel et politique. Il en dit long. Long sur son idéologie fondamentale et aussi sur, peut-être, son opportunisme. D'abord négociateur patronal réputé et redouté, il est ensuite devenu Ambassadeur du Canada en France. Puis ministre de l'Environnement dansle gouvernement Conservateur de M. Mulroney. Il crée ensuite le Bloc Québécois à Ottawa et devient en 1996, chef du Parti Québécois et, par voie de conséquence, Premier ministre du Québec jusqu'en 2001, moment où il retourne à la vie privée te reprend la pratique du droit.

Ce bref retour sur la carrière de M. Bouchard nous éclaire sur les valeurs qui l’ont guidées. Dans le discours qu’il nous a tenu cette semaine, je reconnais surtout les valeurs conservatrices que l’on a toujours reconnu dans les actions, les prises de positions et la philosophie qui l’a guidé. Un tel discours ne m’étonne donc guère venant de lui. Cela n’en fait pas moins un discours méprisant, basé sur une idéologie élitiste, déconnecté de la réalité d'une majorité de jeunes qui triment dur pour y arriver dans ce contexte difficile.
Amusons-nous et Imaginons un instant Bill Gates arrivant dans un favela brésilien ou un bidonville haïtien, là où les gens crèvent littéralement de faim entre rats et ordures. Imaginons-le leur disant : « Vous vivez comme ça? Tant pis pour vous, vous n’avez qu’à travailler! » La terre entière se révolterait, et avec raison. Mais cela ne risque pas d’arriver parce que si M. Gates est l’homme le plus riche du monde et qu’il est impitoyable en affaire, il a aussi de la décence. Il l’a souvent démontré. Et la décence, c’est ce qui semble manquer le plus à M. Bouchard dans toute cette affaire.