Bouchard, un peu plus loin
Mais allons tout de go dans le vif du sujet : M. Bouchard, depuis qu’il n’est plus au Parti Québécois (par définition de centre-gauche), montre enfin ses vraies couleurs, qu’il n’aurait probablement jamais dû masquer, celles qu’il endossait du temps où il était au Parti Conservateur du Canada, celles d’un farouche partisan du néolibéralisme.
« Dans leur catéchisme radical, dit Pascal Bruckner, certains néolibéraux adoptent les travers du communisme, partagent la même volonté démiurgique de refonder l’Histoire à partir du mode de production, vivent le même drame intellectuel d’un concept qui se croit si sûr de sa vérité qu’il ne tolère aucune réfutation et foudroie ceux qui osent s’objecter. »En disant au Québécois qu’ils ne travaillent pas assez, M. Bouchard, éloquent comme toujours, a fait la démonstration de son adhésion non seulement à la pensée néolibérale, mais encore qu’il se faisait le porte-parole de son aile radicale. Plutôt que de chercher pourquoi les Québécois travaillent moins que leurs voisins Ontariens ou Étasuniens (mais plus que les Français ou les Allemands), il se contente de les fustiger, il cherche à remettre en selle un mode de production qui perd peu à peu de son importance, tant financière que sociale. Le fait qu’il n’ait accepté aucune entrevue après cette sortie fracassante montre bien à quel point il ne tolère aucune réfutation de ses arguments. Seule différence avec les démiurges dont parle M. Bruckner, il ne se donne même pas la peine de foudroyer ceux qui osent s’objecter, il se contente de les ignorer dédaigneusement.
En fait, les Québécois n’ont peut-être tout simplement pas les valeurs que M. Bouchard voudrait qu’ils aient. Pour lui, le travail, l’enrichissement, l’augmentation des revenus et du capital sont des valeurs importantes, cela ne fait pas de doute. Mais sont-ce là des valeurs que partagent la majorité des Québécois? Je ne suis pas sociologue, je ne dispose pas de savants sondages, je ne suis même pas scientifique. Mais cela ne m’empêche pas de me poser la question relative aux valeurs et à leurs effets sur le travail. J’ai bien sûr ma petite idée à propos de quelques réponses mais elles ne sont basées que sur mes intuitions et sur quelques vérifications sommaires auprès de mes connaissances. Je me garderai bien de vous en faire part ici, de crainte de tomber dans le piège d’une généralisation outrancière. Mais ce qu’il importe de savoir, c’est qu’en dehors des valeurs des Workaholics et celles des tenants de la simplicité volontaire, il est peut-être un juste milieu vers lequel tendent les Québécois; la recherche d’un équilibre entre vie professionnelle, famille, culture et ces autres choses qui enrichissent la vie des gens. Après tout, tous n’ont pas la chance d’être président du Conseil d’administration de l'Orchestre symphonique de Montréal.
M. Bouchard fait partie de ceux qu’il est convenu d’appeler les gens aisés. Est-il riche pour autant? Je l’ignore. Chose certaine, il n’est pas pauvre.
« Les riches ne sont pas simplement des pauvres qui ont réussi. Leur fortune les transforme qualitativement, les propulse dans une autre humanité avec ses mœurs, ses peuplades, son langage. […] Devenir riche s’apprend et ne demande pas moins d’assiduité que les mathématiques ou la musique. »Bien que j’ignore la profondeur de la fortune de M. Bouchard, je ne peux que constater qu’il n’est plus ce petit gars de Saint-Coeur-de-Marie au Lac-Saint-Jean. Parce que s’il était encore ce petit gars, il serait plus modeste, moins arrogant. Pas qu’il soit honteux d’être né à Saint-Coeur-de-Marie, mais plutôt que dans ce village, comme dans bien d’autres, on travaille dur et on ne dépend bien souvent que d’une seule ressource, ou presque, quand ce n’est pas d’une seule industrie. Cette précarité (on le voit avec les récents événements dans l’industrie du bois) devrait rappeler à M. Bouchard que l’on peut devenir chômeur ou pauvre malgré soi.
Mais il faut saluer la clairvoyance de M. Bouchard. En effet, son rappel à l’ordre fait écho à « des conduites de déloyauté massives ». Les travailleurs on beau consentir d’importantes concessions salariales et de conditions de travail « sauver leurs industries »; les industries en question, lorsqu’elle ont repris du poil de la bête, ont beau ne pas revenir sur les concessions consenties et faire empocher les surplus aux actionnaires; il n’en demeure pas moins que l’on perçoit « des conduites de déloyauté massives ». Cette déloyauté ne se traduit pas par le développement d’une idéologie différente ou opposée au capitalisme, mais dans la contestation des valeurs de base du capitalisme. Ici, pas de révolution. Un simple refus d’adhésion suffit. Ce refus peut être individuel ou collectif (un corps d’emploi, une usine, une industrie) mais dès qu’il est présent, les chantres de l’économisme et du capitalisme y perçoivent une désaffection. Et malgré cette attente de loyauté, il ne faut pas oublier que
« Liberté est donnée à chacun de décider en son for intérieur de quels traquenards sociaux il se préserve, de quels faux éclat il est prêt à se passer. »Quant aux travailleurs dépossédés à coup de concessions extorquées, qui tiennent à demeurer loyaux, il ne leur reste plus qu’à « travailler plus » pour survivre.
En fait, la question se pose, ne sommes-nous pas plutôt devant une évolution sociale, en fonction de laquelle les travailleurs en seraient rendus à préférer les temps libres au travail? Et pourquoi pas! Après des décennies de promesses de société des loisirs, de « Liberté 55 », de robotisation des tâches dangereuses, répétitives et abrutissantes, de développement du potentiel créatif et imaginatif de chacun ou même d’âge d’or, d’Eldorado et d’Eden pour les plus exaltés, est-il étonnant qu’aujourd’hui certains préfèrent regarder dans ces directions? Et cela sans compter sur l’exemple à ne pas suivre et l’effet d’entraînement des mises à la retraite massives, avec une généreuse prime de départ, comme celles qu’a mené M. Bouchard dans la fonction publique québécoise et qui se fait encore cruellement sentir, particulièrement dans le domaine de la santé.
Avec le développement sauvage du capitalisme, avec ses traités de libre-échange qui se traduisent plus souvent qu’autrement en délocalisation d’entreprises vers des pays où la main-d’œuvre est moins chère (entraînant des pertes d’emploi dans les pays plus riches et une diminution du PIB) ou encore, là où les conditions fiscales sont plus favorables (en favorisant l’évasion fiscale, c’est toute la collectivité que l’on spolie) ou bien, là où l’on est moins regardant quant aux normes environnementales à respecter (est-il besoin d’en rajouter sur le sujet?), s’est développé une résistance au capitalisme.
« Être “anticapitaliste”, c’est d’abord cesser d’être obsédé par le capitalisme, c’est penser à autre chose. Plutôt que d’être contre, pourquoi ne pas être à côté, se dérober? [C’est P. Bruckner qui souligne] L’on déserte en déplaçant les signes du luxe, du moins à titre individuel : le temps libre plutôt que les gros salaires, la méditation plutôt que la frénésie, la vie de l’esprit plutôt que la fièvre commerciale, les petites sociétés à la place du grand monde, la réclusion avec des amis de choix plutôt que la solitude dans la foule. Bref, le retrait savamment dosé, une contradiction lucidement acceptée : des niches de beauté, de silence, de culture, une subtile schizophrénie qui permet d’être dedans et dehors, de se déprendre sans s’éloigner, un exil intérieur. »Peut-être est-ce dans cette voie que doit chercher M. Bouchard pour comprendre mieux ses concitoyens? Surtout les jeunes, ai-je envie de dire. Actuellement, au Québec, 35,4% des médecins sont des femmes et celles-ci sont largement prédominantes dans les groupes d’âge de 25 à 44 ans. Cette arrivée massive des femmes comme praticiennes dans la profession médicale changera les habitudes de pratique des médecins entre autres, en terme d’heures travaillées. La raison en est simple. Les jeunes femmes médecins sont loin d’être plus paresseuses que leurs confrères masculins ou plus âgés qu’elles. Elles auront tout simplement un autre profil de vie. Elles auront des enfants, prendront des congés de maternité, s’assureront d’agencer leurs horaires avec celui de la garderie ou de l’école, prendront plus de vacances, passeront plus de temps avec leur famille que leurs confrères masculins plus âgés ne le faisaient. Ce n’est pas qu’elles soient plus paresseuses, c’est qu’elles auront d’autres priorités que le travail. Elles ne négligeront pas leurs patients mais elles ne sacrifieront pas leur famille non plus. Cette attitude que l’on voit déjà poindre, va à l’encontre de l’injonction de M. Bouchard. Est-elle condamnable pour autant? Devra-t-on freiner, voire stopper les changements sociaux et socioprofessionnels engendrés par les luttes des dernières années et dont on commence à ressentir les effets?
Il est clair que pour M. Bouchard, chacun est responsable de sa richesse, comme si parfois la naissance n’y était pour rien, et chacun est responsable de sa misère, comme si la maladie ou le chômage étaient des dons du ciel appelés de tous leurs vœux par les pauvres.
« [Le pauvre] est le cancre qui persiste dans le dénuement, malgré les progrès, un reste qui encombre, un déchet que les plans sociaux ou les grandes institutions se renvoient année après année en se jurant de les éliminer. »M. Bouchard, lui, préfère les insulter, leur donner des taloches et des coups de pied au …
Toutes les citations sont tirées de :
Bruckner, P. Misère de la prospérité : la religion marchande et ses ennemis, Paris, Grasset (Le Livre de Poche), 2002.